C’est le soir du nouvel an bouddhiste tibétain, le Lossar. Je suis invité à prolonger la soirée chez le père de Phugaylzen, l’aubergiste de Ringmo. Il s’agit de s’entasser, une vingtaine d’adultes et de quelques enfants dans une salle où le seul meuble est un magnifique autel Bouddhiste, au pied duquel on a amoncelé force friandises. Dans la cuisine attenante on s’affaire auprès de la fumée du feu de bois, on termine la confection d’un entassement de beignets. Ici, on échange des sourires, on remercie tel ou tel qui est le cousin, ou le beau-frère, ou le frère, (le village ne serait-il qu’une grande famille ?) Sherpas, Magars, Bishwakarmas on ne sait trop, des femmes portent le tablier traditionnel, d’autres non.
Les premières tasses de thé salé (au lait) ou de ’’Tchang’’ nous sont proposées, je n’ai ni faim ni soif après le repas, je me contenterai de grignoter. Suivront des offres de bonbons, de popcorn local, de biscuits et de caramels. Il faut en laisser aux enfants qui naviguent entre la fête des adultes, la cuisine et la télé du lodge, au-dessus.
Près de moi vient s’asseoir Chhewang Sherpa, un homme de la petite trentaine, jeune marié depuis peu avec l’ancienne institutrice de Thumbuk. Il parle français, il me dit travailler en France. — Où ? —Dans le Vaucluse, à St Christol. En fait, il est dans l’armée française, légionnaire depuis sept ans, il a connu Djibouti, l’Afghanistan, la Côte d’Ivoire, le Liban. Il sera bientôt caporal-chef dans le Génie. Sa permission prend fin bientôt.
C’est alors qu’il me raconte une histoire navrante, celle de la petite PASANG LHAMU, le bébé que tout le monde choyait dans le lodge. Ce bébé de neuf mois, plus de six kilos, il est là, sur la banquette, calme, jouant maintenant avec ses doigts et sa couverture.
Je laisse la parole à Chhewang, je recopie mes notes :
« Voilà un mois (fin janvier), nous avons vu passer un homme qui venait de loin, derrière le col Taksindu-La (3070 m.). Il marchait dans la neige, avec son fils de neuf ans. Sur son dos, porté avec la sangle frontale, un berceau de bébé couvert d’un plastique. Il neigeait encore. Cet homme avait perdu son épouse, décédée trois jours après l’accouchement. Il s’était retrouvé avec cet enfant qu’il avait nourri de lait de vache et de « poudre », en s’arrangeant avec des voisines, pendant huit mois. Mais comme il était porteur, il ne pouvait pas s’absenter pendant plusieurs jours à cause du bébé. Alors, désespéré, il avait décidé de l’emmener à Katmandu pour la confier à un orphelinat.
Il était donc parti, marchant par la montagne, son bébé dans le panier derrière son dos, et son fils à côté.
La Voie Hillary mène vers Katmandu, par Sallung, Junbesi, Jiri, et le col Lamjura-La (3530 m.). Il neigeait beaucoup et ce col était impraticable au dessus de Taktor, alors le papa revenait sur ses pas avec ses deux enfants, il était passé à 3100 m, il avait encore à franchir le col Taksindu avant de redescendre vers son habitation.
La veuve de Temba Sherpa, aubergiste, les avait arrêtés pour qu’ils se réchauffent et se reposent. On voulait voir l’état du bébé, mais le papa avait honte parce que la petite avait sali le berceau. Ils ont insisté, le bébé était enveloppé dans un teeshirt, les mains et les pieds tout bleus, presque gelés.
Ils ont réchauffé la petite comme ils ont pu, la sage-femme du centre de soins est intervenue, ce bébé a été sauvé et guéri. Alors, la femme et ses enfants ont persuadé le papa de leur laisser cette petite, promettant qu’ils allaient s’en occuper, la nourrir, l’élever, l’envoyer à l’école, et tout, et tout…
Il a accepté, l’enfant est actuellement au « Center Lodge », entouré de l’affection de tous et toutes.»
Chhewang me dit qu’ils ont « fait les papiers »,
Le lendemain, PASANG LHAMU est dans la cour derrière, au soleil une jeune fille de la famille lui a fait sa toilette au soleil, elle prend le biberon, puis une bouillie de biscuits « Coconut » puis grignote un morceau de pain tibétain. Elle est belle comme tout, elle qui ne pesait que 5.800 kilos il y a un mois. Le fils de Phugaylzen et un autre jeune homme la bercent à tour de rôle.
J’ai même le privilège de la tenir sur mes genoux ! Elle est adorable, toute proprette, émouvante, admirable. Je craque !
On la pose avec son panier dans un lit de bois, elle est assise et me guette d’un œil qui dépasse, puis elle joue avec un sac en plastique gonflé. Comme le soleil donne, on lui bâtit un parasol d’un arceau de bambou et un châle. Quelqu’un prend le berceau sur le dos, elle n’est jamais seule bien longtemps. Je l’observe dans le silence antique : cris d’enfants, chant de coq, clochettes ou grelots des convois d’ânes, une planche jetée sur le tas de bois, chiens.
Et de temps en temps l’avion de Lukla, dans le ciel bleu de l’Himalaya.